Type de texte | source |
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Titre | « Éclaircissements sur quelques passages de Pline qui concernent les arts du dessin » |
Auteurs | Caylus, Anne-Claude Philippe de Tubières, comte de |
Date de rédaction | 1745/06/15 |
Date de publication originale | 1753 |
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Editeur moderne | |
Date de reprint |
(t. XIX), p. 271-272
Sans doute qu’il fit passer dans les attitudes de ses figures la même variété de positions qu’il avoit imaginé d’introduire dans ses têtes, quoique Pline n’en dise rien, et qu’il faille en effet ne point trop donner aux artistes, dans ces premiers commencemens de la peinture, où tout doit marcher pas à pas. Quoi qu’il en soit, je crois avoir montré que les deux expressions grecque et latine, catagrapha et obliquae imagines, ne se peuvent entendre de têtes de profil ; et je suis étonné de trouver le P. Hardouin d’une opinion différente. Pour expliquer cet endroit du passage de Pline, il en cite un autre du même auteur, où parlant du portrait du roi Antigonus, peint par Apelle, il le représenta, dit-il, de profil, pour ne point laisser apercevoir que ce prince avoit un œil de moins. Pinxit et Antignoni regis imaginem altero lumine orbam, primus excogitata ratione vitia condendi ; obliquam namque fecit. Le P. Hardouin s’appuie de ce passage, pour prouver que l’expression obliquae imagines, employée dans l’un et dans l’autre passage, signifie des figures de profil : mais il ne le prouve point, à ce qu’il me semble. Le portrait d’Antigonus pouvoit être aussi bien de trois quarts que de profil ; dans l’un et dans l’autre aspect, le défaut de l’œil étoit sauvé : ainsi toute représentation de tête, qui ne sera pas de face, sera et pourra être exprimée par le mot obliqua.
Dans :Apelle, le portrait d’Antigone(Lien)
(t. XIX), p. 252-262
Ainsi l’on ne doit être que plus convaincu de la nécessité de bien posséder sa matière, lorsqu’il est question d’expliquer quelque endroit difficile d’un auteur ancien, et principalement dans ce qui a rapport aux sciences et aux arts. Je ne veux, pour le prouver, que le seul exemple du concours de Protogène et d’Apelle, dont Pline nous a transmis les particularités [[1:Plin. l. XXXV, c. 10]]. À prendre les choses à la lettre, il ne s’agit que de lignes conduites et tracées avec plus ou moins de fermeté et de délicatesse : c’est une ligne ou trait extrêmement délié qu’Apelle trace sur un tableau en l’absence de Protogène ; celui-ci, à la finesse de ce trait, reconnoît la main d’Apelle, trempe son pinceau dans une autre couleur, et décrit, sans sortir du trait d’Apelle, une seconde ligne beaucoup plus déliée que la première : Apelle revient, en est étonné et ne pouvant se résoudre à céder l’avantage, il repasse un troisième trait sur les deux premiers, et ce trait est si fin, qu’il n’y a plus moyen d’aller par delà : Protogène se confesse vaincu, et loin d’en rougir, il court sur le port pour chercher Apelle et lui avouer sa défaite. C’est ainsi que la plus grande partie de ceux qui ont voulu expliquer ce passage de Pline l’ont entendu : il n’y a rien cependant dans toute cette opération qui passe les bornes du méchanisme le plus ordinaire. Un ignorant qui a la main sûre peut de cette façon l’emporter aisément sur le plus habile dessinateur : toutes les fois qu’il ne s’agira que de tirer une ligne ou un trait avec netteté, c’est l’affaire de la main ; l’esprit n’y entre pour rien : comment donc se peut-il faire que deux grands peintres, dont les ouvrages ont mérité les suffrages de toute la Grèce se soient exercés sur un sujet si médiocre et si peu digne d’eux ? Voilà précisément ce qui a scandalisé un grand nombre de savans. On voit dans les lettres de Juste Lipse [[1:Centurie 11. N°42]] qu’il n’osoit taxer Pline d’ignorance ni d’un excès de crédulité ; mais qu’il ne pouvoit non plus se résoudre à prendre sa défense : il se contentoit de renvoyer celui qui le consultoit sur ce passage, à ce qui seroit décidé par une personne plus éclairée et plus capable que lui de prononcer sur une matière qui dépendoit de la peinture. On voit bien qu’il avoit en vûe son ami Rubens : c’étoit à ce peintre célèbre qu’il vouloit qu’on s’adressât, et il n’est pas douteux, que si cet homme illustre se fût expliqué, il auroit donné la solution de la difficulté : il auroit parlé en homme de l’art, et ce qu’il auroit dit auroit été fort simple.
Il n’auroit point, à l’exemple de Louis de Montjosieu, dans son Gallus Romae hospes, accusé Pline d’avoir rapporté les choses autrement qu’il ne les avoit vûes. Certainement il faut avoir bonne opinion de soi-même, pour oser espérer que des idées singulières, dans des matières où les preuves manquent, prévaudront sur des faits donnés pour constans par quelqu’un qui mérite croyance, et qui de plus parle pour avoir vû. C’est cependant ce que notre critique ne craint point de faire : il avance bien affirmativement qu’il ne s’agissoit point de lignes dans cette dispute ; mais d’une dégradation de couleurs, du passage de la couleur claire à la couleur brune, de l’ombre à la lumière, si habilement ménagé, que la transition de l’une à l’autre étoit imperceptible. Apelle et Protogène n’avoient successivement trempé leurs pinceaux dans trois couleurs différentes, que pour exprimer les différens et les véritables tons de la lumière, des demi-teintes et des ombres. Mais c’est trop abuser de la patience d’un lecteur, que de lui présenter de tels paradoxes. On n’est guère moins révolté de voir mettre en œuvre de pareilles propositions, que d’entendre toutes les mauvaises plaisanteries que les Tassoni et les Perraults ont osé débiter sur ce sujet, dans l’intention de discréditer les anciens et de les rendre ridicules.
Si tous ces critiques avoient réfléchi sur cette matière, ils auroient vû, qu’en donnant au mot linea la véritable signification qu’il doit avoir, il n’y avoit rien dans le récit de Pline qui s’opposât au bon sens, et qui ne fût digne d’exciter l’émulation de deux peintres aussi célèbres qu’Apelle et Protogène. Linea, en matière de dessein, ne répond pas seulement à notre mot ligne ou trait : il a une plus grande étendue ; il signifie le contour d’une figure de quelque objet que ce soit ; et c’est dans ce sens que Pline dit qu’Apelle ne passoit pas un jour sans dessiner, nullus dies sine linea. S’il eût été question d’une ligne, l’observation eût été misérable, et même absurde. On pourroit citer une infinité d’autres endroits de Pline, où l’expression de linea a un rapport direct avec ce qui concerne le dessein ; mais entrons en matière.
Il y a un grand art à savoir tracer un contour régulier ; c’est ce qu’on appelle dessiner correctement : il n’y a aucun peintre qui ne dessine ; mais il y en a très peu qui dessinent avec goût. De plus, chacun a sa manière de dessiner qui lui est propre : les uns affectent un dessein coulant, et ne paroissent occupés qu’à rendre avec naïveté la souplesse de la chair ; comme je le ferai voir bientôt en éclaircissant un passage de Pline qui regarde la façon de dessiner de Parrhasius : les autres, sans se permettre aucune licence, imitent la nature dans toute sa beauté ; ce qui n’est pas dessiné dans la plus grande pureté leur déplaît : quelques-uns enfin faisant parade d’une connoissance profonde de l’anatomie, chargent leurs contours, font paroître tous les muscles, les mettent en action, et ne craignent point de donner à leur dessein un caractère de sévérité qui a quelque chose d’austère ; c’est l’épithète que l’on donne à cette façon de dessiner. Tels ont été dans ces derniers siècles le Corrège, Raphaël et Michel-Ange. Chacun d’eux, en amenant le dessein à sa plus grande perfection, a suivi une des trois manières dont j’ai tâché de faire connoître le caractère ; et je pense que si les deux derniers, Raphaël et Michel-Ange, étoient entrés en concurrence de dessein, ainsi que Protogène y entra autrefois avec Apelle, ils auroient dirigé leurs opérations de la même manière que le firent ces deux grands peintres de l’antiquité. Raphaël auroit commencé par dessiner un contour avec élégance, avec une délicatesse (car c’est ce qu’il faut entendre par ces mots latins, tenuitas et subtilitas) qui l’auroit décelé à Michel-Ange : celui-ci à son tour auroit redessiné le même contour dans sa manière ; et sans s’écarter de la forme, il y auroit indubitablement pris quelque chose de plus grand et de plus savant : Raphaël qui étoit fait pour saisir le beau partout où il le trouvoit, et qui avoit l’heureux talent de se l’approprier, revenant sur le tout, auroit tellement perfectionné ce contour, en y mettant de nouveau la main, qu’il n’auroit pas été possible d’aller plus loin, et que Michel-Ange, tout jaloux qu’il étoit de sa gloire, auroit été obligé d’en convenir. Ces contours faits, les uns à la pierre noire, les autres au crayon de sanguine ou à la plume, ce qui est l’équivalent des différentes couleurs employées par Apelle et son concurrent, se seroient aisément distingués : mais les manières auroient porté avec elles un caractère plus distinctif pour ceux qui ont des yeux ouverts sur ces sortes de choses. Ce qu’il y a de vrai, c’est que Michel-Ange lui-même, comme on le voit dans Carducci, nel quinto dialogo della pittura, jugeoit qu’on ne pouvoit donner une autre explication à ce passage de Pline ; et que persuadé qu’on ne pouvoit l’entendre que d’une très grande justesse de dessein, il prit un jour son crayon, et pour appuyer son sentiment d’une démonstration sans réplique, il fit d’un seul trait, et avec une hardiesse dont il étoit seul capable, le contour d’une figure, qui remplit d’admiration tous ceux qui étoient présens : on peut bien s’en rapporter à Michel-Ange.
L’explication que je viens de donner de tenuitas et subtilitas, me rappelle que Pétrone, en parlant des tableaux d’Apelle [[1:Pétron. édit. de Burman, cap. LXXXIII, p. 409]], emploie le mot de subtilitas pour exprimer la justesse du dessein qui les rendoit admirables, et qui faisoit paroître vivans les objets qui étoient représentés ; voici le passage : Tanta enim subtilitate extremitates imaginum erant ad similitudinem praecisae, ut crederes etiam animorum picturam. Quintilien dit aussi, en parlant de Parrhasius, ce grand dessinateur : Examinasse subtilius lineas traditur [[1:Quintil. L. XII, c. 10]].
J’ajoûterai à la décision de Michel-Ange les suffrages unanimes de toute l’antiquité ; car ce tableau sur lequel Apelle et Protogène s’étoient exercés, avoit été conservé précieusement ; il avoit été regardé comme un miracle de l’art : et quels étoient ceux qui le considéroient avec le plus de complaisance ? c’étoient des gens de l’art, gens en effet plus en état que les autres de sentir toutes les beautés d’un simple dessein, d’en apercevoir les finesses et d’en être affectés. Ce tableau, ou si l’on veut ce dessein, avoit mérité de trouver place dans le palais des Césars. Pline qui parle sur le témoignage des gens dignes de foi, qui avoient vû ce tableau avant qu’il eût péri dans le premier incendie qui consuma le palais du temps d’Auguste, dit qu’on n’y remarquoit que trois traits, et même qu’on les apercevoit avec assez de peine ; la grande antiquité de ce tableau ne permettoit pas que cela fût autrement. Il est à remarquer que s’il n’offrait à la vûe que de simples lignes, coupées dans leur longueur par d’autres lignes, ainsi que le bon M. Perrault se l’étoit imaginé, on en devoit compter cinq, et non pas trois. Le calcul est aisé à faire ; la première ligne refendue par une seconde ligne, et celle-ci par une troisième ligne, cela fait bien cinq lignes toutes distinctes, par la précaution qu’on avoit prise en les traçant, d’employer d’autres couleurs. Une telle méprise dans une chose de fait, ne suffit-elle pas pour détruire tous les faux raisonnemens de ceux qui ont voulu rabaisser l’antiquité ? Il n’est pas hors de propos de rapporter ici le texte de Pline ; le voici : tanto spatio nihil aliud continentem quam (tres) lineas visum effugientes, inter egregia multorum opera inani similem, et eo ipso allicientem, omnique opere nobiliorem. Le sieur Durand a donné cette explication : On étoit surpris, dit-il, de ne trouver dans ce tableau qu’une espèce de vuide, d’autant plus admirable qu’on n’y voyoit que trois desseins au simple trait et de la dernière finesse, qui échappoient à la vûe par leur subtilité, et qui par cela même devenoient encore plus rares et plus attrayants pour de bons yeux. Cette paraphrase, car ce n’est point une traduction du passage de Pline, rend, ce me semble, assez mal le sens de l’auteur. J’ai fait voir que l’excellence du trait, ce que Pline désigne par tenuitas, subtilitas, ne consistoit point dans la simple finesse du trait, en tant que trait ; mais dans l’élégance et la justesse du contour, pris comme dessein. Si ces traits se perdoient dans le tableau, ce n’étoit donc point parce qu’ils étoient trop déliés ; mais c’est que le temps les avoit fait presque disparoître, ou en les effaçant en partie, ou par le changement et l’altération des couleurs. Il est vraisemblable que ces traits, dans leur origine, avoient été tracés sur une impression fort claire, et que par la suite des temps ils devoient se confondre avec leur fond, dont la couleur avoit certainement bruni. Ainsi il ne paroît pas douteux que la vétusté seule empêchoit qu’on ne les pût aisément discerner. Je crois que pour rendre plus exactement ce passage de Pline, on pourroit le traduire ainsi : Le tableau, dont il s’agit, étoit très grand : dans tout ce vaste champ il n’y avoit que trois traits, qui même ne se distinguoient pas trop bien. Les autres excellens tableaux des grands maîtres, au milieu desquels celui-ci étoit placé, le faisoient paroître comme une simple planche préparée pour peindre ; mais c’étoit cela même qui engageoit à le considérer de plus près ; et alors on ne pouvoit s’empêcher de lui donner la préférence. C’est le sort qu’éprouveront quelques jours ces rares desseins de Raphaël, de Michel-Ange, de Polydore et des autres peintres du premier ordre, qui, avec peu de traits, donneront à ceux qui les sauront admirer, une beaucoup plus grande idée de leur savoir, que leurs tableaux les plus terminés.
Au reste si je puis me flatter d’avoir réussi à expliquer un passage de Pline, qui a arrêté un grand nombre de savans, je suis fort éloigné de m’en faire un mérite : je ne veux point dissimuler que j’avois pensé, à peu près, tout ce que je viens d’exposer, lorsqu’ayant consulté M. de Piles, j’ai trouvé qu’il avoit déjà dit presque les mêmes choses dans la vie d’Apelle qu’il a mise en tête de son abrégé de la vie des peintres modernes. Cette conformité d’idées ne m’a cependant point empêché de communiquer les miennes, non seulement parce qu’il les expose fort en bref, mais à cause de l’autorité d’un tel homme, qui ne donne que plus de poids à mon sentiment ; et qui ne me rend que plus hardi à le soûtenir ; elle me confirme aussi de plus en plus dans l’opinion où je suis à l’égard de Pline. Tout me persuade que dans les endroits où il a parlé de peinture il ne sera bien entendu que par les gens qui peignent, ou qui ont du moins quelque notion du dessein, tels qu’étoit M. de Piles. Je lui suis fort inférieur de ce côté-là ; mais j’ai, comme lui, l’avantage de vivre avec les gens de l’art et de pouvoir diriger mes idées sur les leurs.
Dans :Apelle et Protogène : le concours de la ligne(Lien)
(t. XIX), p. 266
Toutes ces qualités forment assurément un grand peintre ; mais ce qui le rendoit infiniment supérieur à tous les autres artistes, de l’aveu même des maîtres de l’art, ce n’étoit pas, comme le dit le sieur Durand, le finissement et l’arrondissement des parties ; c’étoit le beau coulant et la justesse de ses contours, confessione artificum in lineis extremis palmam adeptus ; et s’il faut en croire Pline, c’est la partie la plus noble du peintre, c’est le sublime de la peinture, haec est in pictura summa sublimitas, et suivant quelques imprimés subtilitas. Je ne veux point affoiblir, comme le fait le sieur Durand, l’expression de Pline, en disant seulement que c’est là une des grandes finesses de l’art.
Cette réflexion en fait faire une autre à Pline : il remarque que, quoiqu’il faille une grande étendue de savoir pour bien peindre les surfaces des différens objets, corpora et media rerum pingere est magni operis, plusieurs peintres se sont distingués par cette partie ; au lieu qu’il n’y en a qu’un très petit nombre qui aient réussi à dessiner les contours dans cette grande manière, qui fait que l’objet représnté se trouve renfermé dans les justes bornes qui lui appartiennent. Car, ainsi que Pline continue de le faire observer, les contours doivent être tellement coulans, la sécheresse en doit être tellement bannie, qu’en embrassant l’objet de toutes parts, ils laissent imaginer qu’il y a quelque chose au-delà du terme ; ils doivent indiquer les parties qu’on ne voit pas, extrema corporum facere, et desinentis picturae modum includere, rarum in successu artis invenitur ; ambire enim debet se extremitas ipsa, et sic desinere ut promittat alia post se, ostendatque etiam quae occultat : voilà, selon moi, la différence que Pline met entre le dessein et la couleur ; et l’on ne peut guère mieux s’expliquer pour la faire sentir : celle-ci fera bien paroître ressemblans, et donnera du relief aux objets imités, quand même ils ne seroient pas dessinés avec toute la précision possible : mais cette ressemblance sera toûjours imparfaite, si ces mêmes objets ne sont pas dans leur juste forme.
Le Dominiquain, qui étoit assurément un grand peintre, a démontré dans une lettre qui se trouve à la fin de sa vie écrite par le Bellori [[1:p. 35]]>, que la forme devoir l’emporter sur la matière : c’est-à-dire, le dessein sur la couleur. Aussi c’est dans la justesse du dessein que consiste l’essence de la peinture : les expressions, les graces, les mouvemens ressortissent du dessein, et dépendent de l’exactitude et de l’élégance des contours. Il en résulte que l’explication qu’a donnée le sieur Durand du passage de Pline, que je viens d’examiner, est tout à fait mauvaise : car voici ce qu’il lui fait dire [[1:page 55]] : de dessiner correctement les corps et le milieu des choses, c’est un point très considérable sans doute, et où quantité d’artistes ont acquis de la réputation ; mais de savoir dégager les figures du fond où elles sont placées et représenter au naturel l’effet d’une figure qui finit de tous côtés, il est rare d’y réussir, et il y en a peu qui y parviennent, parce que l’extrémité universelle de la figure doit comme s’arrondir et s’envelopper de toutes parts, et finir de telle manière qu’elle en promette d’autres derrière elle, en indiquant, pour ainsi dire, les mêmes objets. Quelle éclipse ! Quel langage !
Pour moi je crois reconnoître dans le portrait que Pline nous a laissé de Parrhasius, celui du fameux Corrège. Comme le peintre ancien, le Corrège a excellé dans la beuaté et le moëlleux des contours ; et c’est principalement par là qu’il est parvenu à donner une extrême rondeur à ses figures. L’un et l’autre ont eu en partage les graces, et l’on a remarqué qu’ils avoient un talent particulier pour bien représenter les cheveux : je crois cependant devoir mettre une différence entre Parrhasius et le Corrège ; c’est que ce dernier avoit toutes ses études rangées dans sa tête, et qu’il en faisoit rarement sur le papier ; au lieu que le peintre grec étoit continuellement occupé à tracer des contours, ou sur des planches, ou sur du parchemin, et qu’il avoit grandement à cœur d’être correct : c’étoit le principal objet de ses études. Aussi avoit-il cela de commun avec les plus grands dessinateurs, que l’étude du dessein lui faisoit négliger la pratique de la couleur, et qu’autant qu’il étoit admirable dans ses contours, autant paroissoit-il inférieur à lui-même, quand il s’agissoit de peindre les parties que ces mêmes contours renfermoient. Graphidis vestigia, dit Pline, extant in tabulis ac membranis ejus, ex quibus proficere dicuntur artifices. Minor tamen videtur, sibi comparatus, in mediis corporibus exprimendis. [[1:L. XXXV, c. 10]]
Dans :Parrhasios et les contours(Lien)
, p. 252
Par là le dessein prit une forme régulière, et dès lors on commença à pouvoir discerner, et à reconnoître les traits des personnes que l’artiste avoit eu intention de représenter. C’est ainsi que j’expliquerois ce passage de Pline : ideo et quos pingerent (Ardices et Telephanes) adscribere institutum. Remarquons qu’il emploie le mot quos qui a rapport aux personnes, et que par conséquent il s’agit ici de portrait et non de représentation indistincte d’autres objets : autrement il se serait servi du mot quae qui est plus général. Cette remarque est nécessaire pour montrer que mon explication est préférable à celle que Jean-Baptiste Adriani et depuis lui le sieur Durant ont donnée du même passage de Pline. Le premier, dans sa lettre italienne écrite à George Vasari, le traduit ainsi : E percio che essendo le figure d’un color solo, non bene si conosceva di cui elle fossero imagini, hebbero per costume di scrivervi a pié, chi essi havevano voluti rassembrare. Le second, dans l’histoire de la peinture ancienne, l’explique de cette manière : les figures dans les commencemens étoient assez peu ressemblantes, pour avoir besoin d’écrire au bas du tableau les noms des objets qu’on avoit voulu représenter. Je ne rapporte point ce que dit à ce sujet le P. Hardouin, dans la crainte d’alonger un Mémoire déjà trop long, et je fais grâce de du Pinet.
Voilà deux explications bien opposées à la mienne. L’Adriani prétend que ce qui empêchoit les figures des deux artistes dont il est ici question, d’être ressemblantes, c’est que ces artistes n’y avoient employé qu’une seule couleur : les deux interprètes se réunissent pour trouver dans le manque de ressemblance, la raison qui déterminoit à écrire des noms au bas des tableaux. Mais ces deux explications sont aussi mauvaises l’une que l’autre ; et, si je ne me trompe, on ne peut pas donner aux paroles de Pline un autre sens que celui que je viens de proposer : sans cela Pline me paroîtroit inconséquent. Il fait un mérite aux deux Grecs d’avoir perfectionné l’art ; de l’avoir soûmis à des règles (exercuere) dans un temps où le secours de la couleur, si propre à rapprocher de la vérité la représentation des objets, leur manquoit absolument, sine ullo colore. Comment donc avoient-ils opéré ? De quels moyens s’étoient-ils servis pour hâter les progrès de leur art ? jam spargentes lineas intus : c’étoit en perfectionnant les formes ; c’étoit en améliorant le dessein, en ajoûtant de nouveaux traits à ceux que l’ombre avoit enseignés par hasard ; en un mot, en figurant par des contours les parties intérieures que l’ombre ne dessine point. Voilà ce qui les rendit singuliers, et ce qui commença à faire reconnoître les personnages qu’ils avoient entrepris de représenter ; car, encore une fois, c’étoient des portraits qu’ils faisoient, et le premier dessein qui donna l’idée de l’art, fut lui-même, comme tout le monde le fait, fait pour un portrait, et ideo quos pingerent adscribere institutum. Quoi, parce qu’ils avoient mieux fait que ceux qui les avoient précédés ; parce que la peinture, dans l’état où ils l’avoient mise, approchoit davantage de l’imitation de la nature, il en avoit résulté la nécessité d’écrire au bas de leurs tableaux ce qu’ils y auroient voulu représenter ; sans quoi on ne les eût pas reconnus, tant la ressemblance étoit peu exacte ? Ce raisonnement ne convient point à Pline ; il me paroît absurde, et c’est mal à propos qu’on le lui prête.
Dans :Peintres archaïques : « ceci est un bœuf »(Lien)
, p. 262-266
C’est avec eux[[5:les gens de l’art.]] que je puis encore assurer, sans crainte d’être démenti, que jamais Pline n’a voulu dire que le fameux tableau de Ialysus, peint par Protogène, avoit été peint à quatre fois différentes, dans l’intention de le garantir des injures du temps, et afin que la première couleur venant à tomber, il s’en trouvât une autre dessous qui prît sa place ; ou, comme s’exprime le sieur Durand [[1:Histoire de la Peint. anc. page 80]], que Protogène, pour conserver son tableau pendant plusieurs siècles aussi entier qu’il étoit possible, le couvrit de quatre couches de couleurs entièrement semblables, dans la pensée que si la première couche venait à tomber par vieillesse ou par accident, la seconde lui succédât ; et ainsi de suite jusqu’à un entier dépérissement. Cela dit la même chose avec un plus grand nombre de paroles, et tous ceux qui ont voulu expliquer ce passage de Pline, l’ont entendu de la même manière, en faisant tous la remarque que la chose n’étoit pas probable. Je rapporterai le texte de Pline, et je proposerai ensuite mes réflexions : huic picturae quater colorem induxit subsidio injuriae et vetustatis, ut decedente superiore inferior succederet [[1:L. XXXV, c. 10]]. Ma première idée avoit été de rejeter le dernier membre de la phrase comme superflu ; j’avois imaginé que ces paroles, ut decedente superiore inferior succederet, pouvoient avoir été ajoûtées au texte original, par quelque copiste, qui n’étant pas au fait de la pratique de la peinture, et ne comprenant pas ce que pouvoient faire contre les injures de l’air ces quatre couches de couleur mises l’une sur l’autre, avoit cru devoir l’expliquer à sa manière, ce qui lui avoit fait dire une absurdité. Il pourroit y avoir de la vraisemblance dans cette conjecture : mais comme les conjectures sont toûjours fort hasardeuses, je crois qu’il est plus à propos de chercher dans la pratique actuelle de nos peintres, une explication convenable au passage de Pline.
Il me paroît indubitable que cet auteur, toûjours attentif à caractériser les peintres dont il décrit les ouvrages, a voulu faire entendre que Protogène, qui en effet n’épargnoit aucun soin pour finir exactement ses tableaux, et étoit un autre Gérard Dou, avoit repeint quatre fois son tableau de Ialysus, afin qu’au moyen de cet empâtement de couleur, ce tableau pût conserver plus longtemps sa fraîcheur, et résister à la fureur du temps. Cette pratique a été celle de tous les grands coloristes : le Titien entre autres en a fait un usage constant ; il peignoit à pleine couleur, et quand il avoit amené son ouvrage à un certain point, il le laissoit reposer ; puis à quelque temps de là, il le reprenoit, le repeignoit, le refondoit, et répétant plusieurs fois la même opération, il rendoit son tableau d’une force de coloris à laquelle personne n’a encore pû atteindre ; comme il n’en est presque point dont les ouvrages se soient maintenus aussi longtemps dans leur première fraîcheur. Il y a d’ailleurs un choix à faire dans les couleurs, et une façon de les employer, pour qu’elles se conservent fraîches et qu’elles ne s’altèrent point. Car l’on a vû certains tableaux sortir tout à fait brillans d’entre les mains du peintre, et perdre en assez peu de temps leur vivacité, ou parce que le maître s’étoit servi de mauvaises couleurs, ou parce qu’en les employant et en faisant des mélanges, il les avoit trop tourmentées. Les peintures des anciens artistes devoient éprouver également ce qui arrive aux ouvrages de nos peintres modernes. Ce seroit se faire illusion, que d’imaginer que leurs couleurs ne dûssent pas être soûmises aux mêmes accidens que les nôtres ; et il n’est pas non plus douteux que parmi les peintres de la Grèce, il a dû s’en rencontrer quelques-uns qui, plus jaloux de la durée de leurs tableaux, apportoient plus de précaution dans l’exécution. Protogène étoit certainement de ce nombre : ainsi il empâtoit ses ouvrages avec soin ; il passoit sans peine jusqu’à sept années entières sur un même tableau. Comme il connoissoit parfaitement la nature et l’effet des couleurs dont il se servoit, celles qu’il couchoit les premières, loin de faire du tort à celles qui devoient les couvrir, aidoient au contraire à les soutenir, et à leur procurer plus de corps et plus d’éclat.
Tel est, il n’en faut point douter, le véritable sens du passage de Pline ; et ce qui achève de le démontrer, c’est une circonstance qui suit, et qui présenteroit un fait impossible, si on n’admettoit mon explication. Pline observe qu’il y avoit dans le même tableau la représentation d’un chien, sur lequel le hasard avoit produit une de ces vérités d’imitation, qu’il n’est presque pas dans le pouvoir de l’art de bien saisir. Le peintre intelligent voulant représenter un animal essoufflé, avoit entrepris de faire sortir de l’écume de sa gueule : il avoit travaillé à plusieurs reprises, et toûjours sans succès ; les touches de son pinceau trop lourdes et trop comptées, sembloient s’éloigner du naturel à mesure qu’il cherchoit à s’en rapprocher. Dans cette extrémité, Protogène jeta de dépit contre son tableau une éponge (apparemment son essuie-main) empreinte de différentes couleurs, et cette éponge produisit sur le champ l’effet que le peintre cherchoit inutilement. Si l’on suppose quatre couches de couleurs, ou plutôt quatre peintures l’une sur l’autre faites à dessein de se succéder, il faudra supposer aussi que le hasard a amené quatre fois de suite la même singularité, par rapport à la représentation de l’écume ; et c’est ce que Pline ne dit point, et ce qu’il est absurde de penser. Le même prodige ne peut arriver quatre fois de suite ; et cependant il est nécessaire dans l’hypothèse qui admet quatre tableaux dans un seul : car dans ce cas tous les quatre tableaux devoient être aussi parfaits l’un que l’autre, puisqu’ils étoient faits pour se remplacer à mesure qu’ils périroient ; et par conséquent, puisque Protogène ne s’étoit pas trouvé assez de capacité pour peindre par lui-même de l’écume, dans le degré de vérité que la délicatesse de son goût exigeoit, il devoit à chaque tableau emprunter le secours de son éponge : ce qui n’est ni probable, ni possible. Ajoûtez que ces quatre tableaux auroient été tous quatre différens : le peintre n’auroit pû étendre une seconde couche de couleur sur la première peinture, sans tirer, pour ainsi dire, un voile qui lui auroit caché ce qu’il avoit peint précédemment : par conséquent il n’auroit peint son second tableau tout au plus que de mémoire. C’étoit, comme l’on voit, perdre son temps et sa peine : mais c’est demeurer trop longtemps sur un sujet qui ne semble pas devoir former une question. En se renfermant dans la pratique des bons coloristes d’aujourd’hui, le passage de Pline s’explique tout naturellement : je ne vois pas comment on pourroit l’entendre autrement que je viens de le proposer, et que je vais le résumer.
Protogène jaloux de la durée de ses ouvrages, et voulant faire passer le tableau de Ialysus à la postérité la plus reculée, le repeignit à quatre fois, y mettant couleurs sur couleurs, qui prenant par ce moyen plus de corps, devoient se conserver plus longtemps dans leur éclat, sans jamais disparoître. Car elles étoient disposées pour se remplacer, pour ainsi dire, l’une l’autre. C’est ainsi que Pline s’explique pour ce qui concerne le coloris.
Dans :Protogène, L’Ialysos (la bave du chien faite par hasard)(Lien)